18 October 2002, Sylvie Bonier, Tribune de Gèneve
Review (fr)

Heiner Goebbels fait visiter son dédale énigmatique

Beau mais difficile, le spectacle musical créé au BFM tente d'évoquer les contradictions humaines.

0n le savait. L'opéra de Heiner Goebbels n'en serait pas un. Son li-vret ne raconterait pas d'histoire. Les traces des che-mins empruntés seraient mul-tiples et le spectateur n'y serait pas mené par la main. Des pistes. Des impressions. Des réflexions. C'est sur une trame multiforme et labyrinthique que le compositeur allemand tisse une sorte d'incantation allégorique autour de la guerre, dans son Paysage avec parents éloignés donné ac-tuellement en création mondiale au BFM. Une mise en scène très cadencée Incantatoire, la répétition monstrueuse de l'histoire est suggérée à travers l'image, mise en abîme dans différents tableaux par la succession des décors et une mise en scène très cadencée. Le visuel utilise ici le renouvellement thématique comme un refrain. La musique, éminemment rythmique, déroule de son côté l'obsession des questionnements du texte sur des motifs mélodiques et harmoniques repris en boucle. Quant à l'imbrication intime des contradictions humaines, elle s'illustre dans le décalage constant entre la forme et le sens, le mot et le message, la peinture et le sujet. Un chaos orchestrai organiquement structuré Tout cela ne se relate évidemment pas comme un conte. L'esthétique puissante du spectacle et le malaxage des diverses expressions constituent les véritables liants d'un puzzle où la noirceur est soulignée par illuminations successives. La beauté des tableaux, parfois suffocante, traduit en filigrane la capacité de l'homme à dissimuler sa barbarie intérieure et celle des sociétés qu'il a bâties. Tout part de la nuit et du dépouillement. Derrière un voile translucide qui barre le fond de scène, des personnages en tenue noire et fraise blanche, style cour d'Espagne, déambulent sur un chaos orchestral très organiquement structuré. Le chœur qu'ils composent déploie en contrepoint des douceurs madrigalesques. Nous sommes dans l'Europe chrétienne: les colonnades de cloître projetées sur le voile donnent le ton. Plus tard y répondra une représentation insistante de moucharabiehs devant lesquels des musiciens psalmodient et des derviches tourneurs font virevolter leurs robes. Confrontation de deux cultures... Entrecoupant ces différents espaces de sérénité (toujours apparente: les textes contredisent l'image), la violence, dans d'autres passages, vient briser l'enchantement des ambiances. Gigantesques marionnettes de chiffon manipulées par câble telles des prisonniers de camps désarticulés, ou tambourinages furieux sur le décompte des armes utilisées pendant une bataille: énoncer la somme~ des scènes de l'ouvrage, long de deux heures et demie sans entracte, s'avère une mission impossible. Des emboîtements de poupées russes Ce qui fluidifie la multitude des séquences et des styles représentés (jazz, rock, contemporain, ethno, cinéma, folk, comédie musicale...) c'est justement la dérive que permet le procédé du mélange des genres. Pour peu qu'on se laisse embarquer sans frein dans cette succession de visions où, tels des emboîtements de poupées russes, les descriptions en cachent d'autres, rebondissant sur leurs échos secrets. Un seul moment d'humour se profile dans ce patchwork d'ironie et de cynisme enfoui sous l'esthétisme. Lorsqu'un orchestre de western entame une chanson folklorique sur la fraternité et le paradis Made in USA, le commentaire désabusé de l'acteur fait mouche. «Ils se sont donné du mal inutilement, ces New-Yorkais avec leurs gratte-ciels, si faciles à survoler (...)» La boucle est bouclée. Des maquettes de châteaux forts incendiées dont la poussière sera finalement balayée par des femmes de ménage, à l'actualité la plus proche, les raccourcis sont vertigineux... Un spectacle musical hors normes Musicalement, le travail de l'Ensemble Modem de Francfort dirigé par Franck Ollu est impressionnant. Qu'ils soient en fosse ou qu'ils dansent et jouent sur scène, les musiciens font preuve d'une précision phénoménale et d'une musicalité hors pairs dans cette partition foisonnante où le sampling et l'instrumentation la plus large se marient étroitement aux voix. Remarquables encore, le baryton Georg Nigl, d'une limpidité abs lue, et le comédien David Bennent, étonnant de naturel et de liberté de jeu, rendent à spectacle, musical hors normes toute sa dimension de méditation philosophique.

on: Landschaft mit entfernten Verwandten (Music Theatre)