26 November 1997, Franck Mallet, Les Inrockuptibles
Review (fr)

La compagnie des spectres

Grand Horloger du théâtre musical, Heiner Goebbels convoque pour Noir sur blanc l'ombre du dramaturge Heiner Müller dans un ballet aux mécanismes précieux et fantastiques.

Un musicien, assis, écrit une lettre. Il chuchote d'une voix tourmentée un fragment de L'attente, l'oubli de Maurice Blanchot — sur l'irritation même d'écrire. Puis, tout se dénoue et s'enchaîne : un éclat blanc dans la nuit, la batterie scande le rythme, les musiciens entrent en scène, marchent avec précipitation, tout en jouant de leur instrument. On songe autant à Frank Zappa qu'à Alice Cooper, période grand-guignol. Mais c'est bien d'Heiner Goebbels qu'il s'agit. Les musiciens slaloment entre des bancs, deux d'entre eux installent une grande plaque de métal sur un côté de la scène. Devant le public, viennent s'aligner d'autres musiciens, comme dans une chorégraphie imaginaire d'Alice au pays des merveilles, bien qu'ils ne soient pas là pour danser. Posant avec délicatesse leur instrument, ils saisissent une balle en caoutchouc et la projettent sur le métal qui résonne avec un grand fracas. Les vents explosent en cascade : la trompette de Don Cherry (que l'on retrouve interprète de Goebbels dans l'un de ses précédents spectacles, L'Homme dans l'ascenseur) et l'orchestre de Don Ellis semblent s'être donnés rendez-vous sur scène. Une ombre, insignifiante, se profile au loin, puis grandit peu à peu et embrasse le décor ; la musique s'évanouit. L'écriture revient et c'est le récit halluciné d'un fantôme, celui de l'Ombre d'Edgar Allan Poe, qui décrit des personnes ayant survécu à une catastrophe. En dépit du tragique de la situation, elles se rassemblent dans une grande salle, rient, dansent, chantent, jouent de la musique. Jusqu'à ce qu'apparaisse sur le mur une ombre qui se met à parler avec la voix des amis et parents disparus dans le cataclysme. Chez Goebbels, l'univers de Poe et d'Heiner Müller sont intimement liés, le fantastique se double d'une interrogation sur la nature humaine. Les ombres du passé traversent son théâtre musical, ainsi cet étrange et kafkaïen Homme dans l'ascenseur (1987) qui a oublié l'objet de sa mission et « attend la disparition de l'homme », ou ce désolé Paysage avec Argonaute (1991), à nouveau d'après la destruction finale, où un ultime rescapé est en proie à un vertige intérieur. À son meilleur, Goebbels est un maître de la tension dramatique, comme dans La Jalousie d'après Robbe-Grillet (1991), où en fractionnant des lambeaux de mélodies, il restituait l'angoisse croissante d'un époux face à la disparition de l'être aimé. Avec ce récent spectacle d'à peine une heure Noir sur blanc (Schwarz auf Weiss), dont il a conçu avec l'Ensemble Modern la mise en scène, le compositeur allemand renoue avec un genre, le théâtre musical, où il excelle.
En avril dernier, à l'issue de la reprise de Schwarz auf weiss au Theater am Turm de Francfort, là ou le spectacle avait été créé par les mêmes musiciens de l'Ensemble Modern en mars 1996, le compositeur, détendu, avoue ne plus se souvenir de la raison pour laquelle l'écrivain et dramaturge Heiner Müller lui avait recommandé il y a plus de dix ans la lecture d'un bref récit d'Egar Allan Poe, L'Ombre. « Je me rappelle seulement avoir beaucoup aimé ce texte. J'ai réellement compris la raison de son choix lorsqu'il est mort. C'est un texte qui est une métaphore sur l'absence de l'écrivain. Tout ce qui nous environne et est écrit sur du papier témoigne de la fragilité de l'art ; c'est un document noir sur blanc d'un écrivain qui a disparu. À l'époque, je n'avais pas encore intégré toute la portée de ce texte ; et ce n'est que la partition de Noir sur blanc quasi-achevée, que je l'ai introduit dans la musique, réalisant qu'il était une métaphore de Heiner Müller : un écrivain devenu une sorte de gardien de la mémoire, rassemblant des expériences collectives jusque-à non répertoriées. Comme compositeur, j'y vois pour moi-même une expérience similaire. Je n'ai pas besoin d'inventer toutes les musiques que je reprends ; je ne fais qu'en assembler certaines, je réfléchis sur ce que les interprètes proposent. Nos pensées se rejoignent ainsi à l'occasion de ce texte de Poe, et pas seulement dans notre manière de travailler. Tous les deux ans, j'organise une soirée chez moi, un peu avant la Saint-Sylvestre et Heiner Müller est mort à cette période. Des amis m'ont appelé : est-ce que tu annules ta fête ? Non, bien sûr. Nous avons beaucoup parlé de Müller ce soir là, et à la fin, nous avons écouté plusieurs fois l'enregistrement — qui n'est pas d'excellente qualité — de sa voix lisant le début de l'Ombre : "Vous qui me lisez, vous qui êtes encore parmi les vivants ; mais, moi qui écris, je serais depuis longtemps parti pour la région des ombres" C'était une sorte d'adieu ; et spontanément j'ai décidé de le reprendre dans la partition de Noir sur blanc. Ce qui est mystérieusement accidentel, c'est que la chorégraphie de la plupart des scènes, imaginée bien avant ce texte, coïncide avec l'atmosphère et le propos de Poe. » Le style de Goebbels rapproche les genres — rock, jazz et contemporain — avec une certaine virtuosité. Parfois, sa manière dérape, les coutures apparaissent ; le compositeur succombe à la volonté de métisser des musiques qui n'ont rien à faire ensemble, comme dans son précédent spectacle Ou bien le débarquement désastreux (1993) où une guitare mugissante et des sons samplés parasitaient un chant traditionnel africain, le tout saupoudré de Joseph Conrad, Müller et Francis Ponge... Heureusement, dans Noir sur blanc, tout est dosé avec une grande subtilité, de la séquence de rock varésien de The concert/Text machine au jazz éruptif et théâtralisé de That corps en passant par les rythmes démultipliés de Brass in 5/4 et cette très spirituelle conversation entre un piccolo et une théière chantante —Toccata for teapot & piccolo. Dans cette partition chorégraphiée à l'extrême, chaque geste a sa place, jusqu'au dernier, arachnéen et fugitif, d'un koto seul en scène joué par une tige de métal suspendue — alors que résonne la parole ultime de l'Ombre par Heiner Müller qui « n'était pas le timbre d'un seul individu, mais d'une multitude d'êtres ; et cette voix, variant ses inflexions de syllabe en syllabe, tombait confusément dans nos oreilles en imitant les accents connus et familiers de mille et mille amis disparus ! »

on: Schwarz auf Weiss (Music Theatre)