17 September 1992, Le Monde
Portrait (fr)

Lui est un autre

XXIE FESTIVAL D'AUTOMNE Heiner Goebbels, entre jazz et théâtre: Si l'éclectisme peut définir une esthétique ou un style, Heiner Goebbels est un esthète, un styliste, l'archange du mélange généralisé. Furieusement branché, évidemment. Et utile, par ses naïvetés comme par sa vitalité. Références littéraires distinguées, en prime. La France découvrira, ou presque, l'univers chamboulé du jeune Allemand, lors d'un concert au Théâtre du Rond-Point.

"MUSSOLINI eut un fils, Romano, qui se fit pianiste de jazz. Ce doit être lassant pour Heiner Goebbels, qui n'est pas le fils de l'autre, de supporter la question de son nom. Peut-être pas aussi lassant, au fond, que de devoir endurer les propos qu'on lui prête à tout bout de champ. A ce degré, il doit exister des manuels de clichés à la mode, mais où ? Allons-y : Heiner Goebbels serait un précurseur de la transgression des frontières musicales ; il fit un temps confiance à la force inventive de l'instant, il conçoit maintenant " le jazz comme un potentiel d'énergie, et pas tellement comme un élément structurant " (bien sûr, bien sûr), et il en est convaincu : " Plus la musique est achevée, moins l'imagination a de chance. " Dans le même style, on pourrait ajouter : plus on est grand, moins on est petit, et " si t'as quelque chose besoin, tu peux toujours vas-y " _ inscription sur les murs du Riverbop, au milieu des années 70, on y reviendra. Heiner Goebbels mérite mieux. Il n'est ni le premier ni le dernier, ni l'alpha ni l'oméga de la marine, mais il compte. Il a sa place. Ce qui est nettement plus important : il navigue à vue entre improvisation de masse, jazz à la masse, rock poisseux, funk métallique, ballet, mais pas exactement le Lac des cygnes, cinéma (oui, on n'a pas d'autre mot pour ça : on appelle ça cinéma aussi), théâtre (même observation) et performances. On pourrait résumer en disant " musique contemporaine ", s'il n'y avait au fond l'âme, l'image du jazz _ son imaginaire, pour aller vite, ses allusions, ses alluvions et des éclats de free _ et si, tout bien pesé, les flonflons baveux pour patinage artistique n'étaient pas de la musique contemporaine aussi : contemporaine de Philippe de Villiers en particulier. Loin d'être précurseur, unique et aussi hautain dans son splendide isolement d'un Chateaubriand qui aurait inventé l'harmonica à Saint-Malo, Heiner Goebbels serait plutôt plusieurs. C'est-à-dire qu'il invente au milieu des années 70 le fil à couper le beurre dont on retrouve la trace dans pas mal de civilisations antérieures : le Liberation Music Orchestra à New-York, Komintern ou Marteau rouge en France, Berrocal à Sens, Alexander von Schlippenbach là-bas, François Tusques dans les usines, l'AACM à Chicago, l'AJA à Annecy, FMP à Berlin, Rava à Turin, Thollot partout, Chris McGregor ou Dollar Brand en exil, etc... Pour faire bonne mesure, on peut songer aussi aux limitrophes, le New Phonic Art, Kagel, Portal Unit et quelques autres."

on: La Jalousie (Composition for Ensemble)