13 December 2004, Brigitte Salino, Le Monde
Review (fr)

Heiner Goebbels retrace le voyage d'Elias Canetti

"Eraritjaritjaka", une utilisation heureuse des artifices de la modernité.

Bien sûr , il y a ce titre, en apparence imprononçable, mais qui coule une fois que l'on se l'est mis en bouche : Eraritjaritjaka (prononcer érarit-iarit-iaka). Selon Elias Canetti, cette expression poétique archaïque signifie en dialecte aborigène d'Australie "animé du désir d'une chose qui s'est perdue". Et c'est à Elias Canetti qu'est consacré Eraritjaritjaka, ou plutôt à ce qui resterait d'Elias Canetti pour qui, comme Heiner Goebbels, aurait longtemps fréquenté son œuvre et voudrait en témoigner, comme on rassemble, au retour d'un long voyage, les impressions multiples pour faire partager le sentiment du voyage autant que les souvenirs qu'il a laissés. Ce sentiment est celui du XXe siècle, que Canetti aura presque tout entier traversé, de sa naissance en 1905, en Bulgarie, à sa mort à Lausanne, en 1994, parcourant les villes d'Europe, fuyant le nazisme. Du Nobel de littérature, Heiner Goebbels ne retient pas l'histoire, mais les traces qu'elle a laissées, en particulier dans les observations qui ont valu à l'écrivain le Nobel de littérature, en 1981. Ces textes sont comme de petits cailloux qui invitent à suivre un chemin, que l'Allemand Heiner Goebbels (né en 1952) a inventé en mariant, comme lui seul sait le faire, la musique, le théâtre, le cinéma et la vidéo. Et cela donne un spectacle exceptionnel, où la technologie, qui trop souvent maquille une modernité pauvre, acquiert une force d'attraction qui vous cloue sur votre siège, tout œil, tout oreilles, happé par la beauté autant que par le sens que cette beauté donne au propos. AU TOURNANT FATAL Tout commence par le plateau noir, où sont quatre musiciens et où arrive un comédien, André Wilms, vêtu comme le furent certains grands Européens, en costume trois pièces de voyageur intranquille, au tournant fatal du Monde d'hier, de Stefan Zweig. Sa voix, taillée dans une précision minérale, prend le relais de la musique. "Je n'ai point de mélodies pour m'apaiser, point de violoncelle comme lui, point de plaintes que nul ne reconnaît comme plaintes, tant elles sont discrètes et leur vocabulaire, indiciblement tendre. Je n'ai que ces signes tracés sur un papier jaunâtre et ces mots sans nouveauté, car elles expriment toute une vie la même chose." Une phrase, et l'essentiel est dit. C'est d'ailleurs la seule phrase qui reviendra dans le spectacle, parcouru des notations de Canetti, qui posa son regard sur les animaux autant que sur la musique, les villes et les langues, l'ordre et le désastre. On pourrait en citer plus d'une, mais ce serait mal rendre compte du talent de Heiner Goebbels, qui les met en scène, en musique et en jeu d'une manière proprement visionnaire. On verra ainsi un étrange-robot-animal fouiller la nuit du plateau et une ville inquiétante s'écrire en pointillé de lumière. On verra aussi une petite maison blanche, dont la façade va devenir obsédante, jusqu'à s'inscrire, comme un écran, sur le mur du fond de scène. On verra enfin une chose qui peut paraître insensée. Une demi-heure après le début du spectacle, André Wilms quitte le plateau, met un chapeau et un manteau. Et s'en va. On le voit, suivi d'une caméra vidéo dont les images sont projetées sur la façade de la maison. Il traverse le hall vide de l'Odéon, sort dans la rue et monte à l'arrière d'une voiture qui part dans les rues de Paris. On imagine que la voiture va revenir et le comédien retrouver le plateau. Non, la voiture s'arrête, André Wilms en descend, entre dans un immeuble, puis dans un appartement, où il fait ce que fait un homme seul : manger une omelette, lire les journaux, passer d'une pièce à l'autre, tout en poursuivant à voix haute le fil de ses pensées, qui s'accorde à ses gestes avec un humour au bord du désespoir. Pendant ce temps, il ne cesse d'être filmé, bientôt rejoint par les musiciens. L'illusion est parfaite, dont on ne dévoilera pas le secret. Elle ne se dément pas, jusqu'au bout du spectacle, vous portant à croire que le théâtre s'est déplacé dans la ville et que vous-même faites un voyage immobile dans la nuit d'un homme qui soliloque. Qu'une pensée puisse ainsi se mettre en mouvement, en images et en sons, et qu'elle puisse, dans le même temps, rester aussi incarnée, théâtrale, voilà ce qui rend exceptionnel cet Eraritjaritjaka, porté par un André Wilms au sommet de son art. (Brigitte Salino)

on: Eraritjaritjaka (Music Theatre)