10 December 2004, Eric Dahan, La Liberation
Review (fr)

Au diapason de Canetti

A l'Odéon, «Eraritjaritjaka» est une saisissante expérience de théâtre musical : conçue par Heiner Goebbels, d'après des textes du prix Nobel de littérature, et jouée par André Wilms. C'est l'avant-dernier grand-événement du Festival d'automne. Créé le 20 avril au Théâtre Vidy de Lausanne, le nouveau spectacle de Heiner Goebbels s'installe aux ateliers Berthier, où le Théâtre de l'Odéon poursuit sa saison pendant les travaux - le succès rencontré dans cette salle est tel que la délocalisation, d'abord envisagée comme provisoire, pourra se prolonger, et les ateliers Berthier servir de deuxième lieu au Théâtre de l'Odéon quand l'autre aura réouvert. Intitulée Eraritjaritjaka, la nouvelle pièce de Goebbels parachève un triptyque entamé en 1992 avec le comédien-metteur en scène André Wilms. Une collaboration inaugurée avec Ou bien le débarquement désastreux, pièce croisant textes de Conrad, Goebbels, Ponge et musique africaine, pour évoquer les thèmes de l'étranger et de la colonisation. Et poursuivie avec Max Black sur des textes de Paul Valéry, Lichtenberg et Wittgenstein, qui voyait Wilms examiner la nature des choses et la conséquence de nos actes et réflexions, depuis une sorte de laboratoire. Avec Eraritjaritjaka, qui signifie en aborigène «animé du désir d'une chose qui s'est perdue», Goebbels enquête sur une certaine humanité européenne perdue, dont Husserl disait la crise dès 1928. A l'état de projet, ce spectacle s'intitulait Die Provinz des Menschen: le Territoire de l'Homme, titre de l'un des plus fameux textes, avec le Coeur secret de l'horloge, Masse et puissance et Auto-da-fé, d'Elias Canetti, prix Nobel de littérature 1981, né il y a cent ans et mort il y a dix ans. C'est à partir d'extraits de tous ces textes qu'Heiner Goebbels a composé son nouvel ovni. La figure de l'écrivain juif séfarade, né en Bulgarie et ayant vécu à Vienne, à Zurich, Francfort et Berlin avant de se réfugier à Londres au lendemain de la Nuit de cristal, n'est pas prétexte à une épopée narrative. Mais à une nouvelle expérience de théâtre musical, un Musée de phrases (sous-titre de la pièce) servi par un dispositif dramaturgique et technique d'une rare sophistication. Exil intérieur. Pendant une heure et demie, un écrivain soliloque, envahit l'espace, avant de se laisser envahir par la musique, de tenter d'échapper à la représentation. Sur scène, le Quatuor Mondrian enchaîne le tourmenté Chostakovitch, le pré-spectral Scelsi, le statique Bryars, le suave et hanté Ravel, le traumatique Crumb, et encore Bach le réconciliateur. Wilms installe instantanément une densité humaine, une façon d'être intranquille à lui-même, mais au coeur des choses; c'est-à-dire d'un univers devenu simulacre, qu'il déchire de sa verve pince-sans-rire. Il refait le parcours qui conduit de la perception naïve du monde par l'individu, à son appropriation comme sujet, avant d'en être jeté, réduit à l'exil intérieur et à la facticité. Et c'est paradoxalement délectable, jubilatoire de cocasserie, stupéfiant de poésie visuelle, sonore et dramatique. Il faut voir André Wilms jouer avec un animal domestique fou qui ressemble à un aspirateur, avant d'incarner l'étranger dans sa propre maison, visage démesurément projeté sur la façade, par une caméra vidéo pilotée en direct par Bruno Deville. Une caméra qui n'est plus l'instrument de surveillance policier ou pornographique du Loft, mais un outil de réflexion, d'inquiétude, qui provoque la langue effilée au rasoir de Canetti et son inscription prosodique dans une musique de chambre symbolisant la culture européenne à son apogée de raffinement. Magrittien. Après la superproduction Paysage avec parents éloignés, Goebbels retrouve dans Eraritjaritjaka la petite musique magrittienne de Hashirigaki. Monodrame du regard, jeu de correspondances baudelairien, Eraritjaritjaka entrelace les plans de réalité comme les voix du quatuor, dans un jeu permanent d'apparition et de retrait. Ce «désir d'une chose qui s'est perdue» se confond, comme toujours chez l'Allemand, avec les thèmes heideggeriens de l'habitation poétique. De l'homme, comme berger de l'Etre, gardien du secret de ce qui «disparaît en apparaissant», «se retire en se manifestant». De l'existence comme «insistance», même si cela signifie se tenir dans l'impossible. (Par Eric DAHAN)

on: Eraritjaritjaka (Music Theatre)