22 April 2004, Andras Klaeui, Basler Zeitung
Review (fr)

Eraritjaritjaka : un nouveau spectacle de Heiner Goebbels au Théâtre Vidy-Lausanne

La mise en musique – percutante et poétique – d’un regard sur le monde Noir sur noir, un espace nu : la scène. Quatre musiciens vêtus de noir : un quatuor à cordes. Ils jouent la lente ouverture du quartet op. 110 de Dmitri Chostakovitch, où le premier violon fait bientôt surgir une ligne mélodique élégiaque, nostalgique. C’est sur cette musique – et rien d’autre que cette musique – que s’ouvre le nouveau spectacle du musicien, compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels (lequel commença par étudier la sociologie avant de s’adonner à la musique et, après une période « Sponti » au sein du Sogennantes Linksradikales Blasorchester, choisit de présenter à travers le monde ses propres projets de théâtre musical et littéraire, notamment Hashirigaki et Paysage avec parents éloignés). Cette ouverture donne très précisément le ton de l’ensemble de la soirée. L’aspiration à quelque chose qui s’est perdu Amplifiée par les haut-parleurs, un peu chaotique, la musique semble venir de loin. Et lorsque les quatre musiciens attaquent d’un archet énergique, son écho perdure un bon moment encore. L’aspiration à quelque chose qui s’est perdu... Le nouveau spectacle de Heiner Goebbels s’intitule « Eraritjaritjaka », un beau mot emprunté à la langue Aranda, celle des aborigènes australiens, et qui signifie très exactement « animé de l’aspiration à quelque chose qui s’est perdu ». Goebbels l’a trouvé chez Elias Canetti. Avec des textes empruntés aux écrits biographiques de Canetti, Goebbels a constitué un « musée des phrases » dont la création mondiale a eu lieu ce mardi au Théâtre Vidy-Lausanne, et qui partira cet été en tournée. Eraritjaritjaka est le troisième volet d’une trilogie créée par Heiner Goebbels avec l’acteur français André Wilms. Les deux premiers volets, déjà, s’appuyaient sur des notes et carnets : dans Ou bien le débarquement désastreux (1993), le regard se portait, avec Joseph Conrad, Heiner Müller et Francis Ponge, vers les colonies lointaines ; dans Max Black (1998), d’après des textes de Valéry, Lichtenberg, Wittgenstein et Max Black, l’être humain était livré à lui-même ; avec Eraritjaritjaka enfin, Goebbels et Wilms nous entraînent avec Canetti vers « le territoire de l’homme » (titre donné par Canetti lui-même à l’un de ses recueils) : réflexions sur l’homme et sa relation à autrui, sur ses habitudes, sur les modes et les « Mödeli », comme on dit si bien en suisse allemand, sur la musique, la langue et bien d’autres sujets encore. L’authenticité et la vie Les musiciens se retirent en fond de scène, libérant l’espace sur lequel se déploie un carré blanc, un « tapis » pour André Wilms. Tantôt le récitant apparaît pétrifié dans cette surface rigide, tantôt il arpente la scène à grands pas (la scénographie et l’impressionnante régie lumière sont signées Klaus Grünberg), il dirige les musiciens, il se laisse diriger par eux, tour à tour violent ou tendre ; et à chaque instant, jusque dans le moindre geste, son jeu respire l’authenticité et la vie. Le Quatuor Mondriaan d’Amsterdam joue avec verve et intensité Chostakovitch, mais aussi Scelsi, Ravel, Bach et d’autres, y compris Goebbels lui-même. La musique se mêle aux phrases percutantes de Canetti (surtitrées en allemand) en une sorte de regard musical sur le monde, tantôt fulgurant et impitoyable, tantôt poétique et joueur. De manière assez géniale, l’action réelle sur la scène se combine à une expédition filmée dans le quotidien urbain de l’écrivain (vidéo live : Bruno Deville). Mais dans cette « aspiration à quelque chose qui s’est perdu », rien n’est sentimental ou nostalgique, tout reste contemporain et axé sur le présent – comme la musique de Chostakovitch, qui ouvre le spectacle, et dont les accents mélancoliques enveloppent comme jamais les dissonances du présent.

on: Eraritjaritjaka (Music Theatre)