18 September 2007, Marie-Pierre Genecand, Le Temps
Review (fr)

Féerie pour pianos, robots et arbres

SPECTACLE. Alchimiste de la scène, Heiner Goebbels subjugue le Théâtre de Vidy avec son dernier spectacle «Stifters Dinge». Qui parle de la beauté du monde sans acteurs, mais avec une prodigieuse installation visuelle et sonore.

C'est une pièce pour les fous de pianos. Désossés, trafiqués, robotisés, cinq de ces instruments au rayonnement infini constituent le cœur musical de cette fresque en mouvement. Mais c'est aussi une pièce pour les mordus de peinture. Les maîtres d'hier dialoguent avec les procédés chimiques d'aujourd'hui en quête du précipité le plus parfait. Et c'est encore une pièce pour les transis de poésie. Un arbre pris dans les glaces, l'aventure qui débute sur le marchepied d'un trolley: les mots disent avec finesse le regret d'un monde trop vite, trop mal défloré. Ainsi, plus que jamais, Stifters Dinge, dernier travail de Heiner Goebbels associé depuis dix ans au Théâtre Vidy-Lausanne, mérite l'estampille d'art total. Avec, au-delà du défi technologique, ce message chuchoté: regardez et écoutez, la beauté se cache dans les détails. A la fin d'Andreï Roublev, film anthologique d'Andreï Tarkovski, la caméra parcourt pendant dix minutes une icône du peintre médiéval. Dix minutes, au cinéma, c'est long. Mais, après trois heures en noir et blanc, la couleur inonde l'écran pour ce long travelling simplement bouleversant. Même science du focus amoureux dans Stifters Dinge. En avant-plan d'une scène de chasse projetée, un panneau baladeur souligne une à une les libertés prises par Paolo Ucello, auteur du tableau. De quoi saluer l'audace de ce peintre renaissant, qui, par un jeu étudié des couleurs et des points de fuite divergents, brise les perspectives et libère le gibier. Ce clin d'œil de Goebbels au cinéaste russe, quarante ans après, indique une proximité entre deux créateurs qui dépasse de loin la coquetterie d'initiés. Comme Tarkovski dans les années soixante, l'artiste allemand agit par intuitions poétiques et ses compositions à multiples entrées rayonnent de la même intelligence sensible, de la même lucidité. La musique, tout d'abord, occupe le compositeur qu'il est. Ici, toute l'affaire tourne autour de pianos que Goebbels et son ingénieur du son, Willi Bopp, se sont amusés à désosser et à disposer, telle une ville mystérieuse, dans leur verticalité morcelée. Cinq pianos, ou plutôt des cadres et des queues de pianos, cordes à l'air, au milieu d'arbres dénudés, témoins d'une nature sans cesse saluée. Soit une formidable matière à jouer que des bras robotisés (Thierry Kaltenrieder) pincent, grattent, frappent selon une programmation informatique (Hubert Machnik) qui alterne partitions classiques et sonorités accidentées. Le regard du public court d'un élément à l'autre, curieux de savoir d'où vient le son, et lorsque cette gigantesque installation glisse sur ses rails et livre un concert endiablé à notre portée, on hésite entre hilarité et incrédulité. L'art de Goebbels est joyeux. Sa soif d'expérimentation fait de lui un visionnaire et de René Gonzalez, directeur de Vidy-Lausanne, un précieux partenaire. Car l'aventure technologique ne s'arrête pas là. Devant cette sculpture sonore, trois bassins bas se remplissent d'eau sitôt le début des festivités et vont bouillonner, en fin de traversée, d'une potion qui rappelle les entrailles de la terre. Auparavant, des rideaux blancs tombant et se relevant à des rythmes différents auront suscité vertige et envoûtement. Et encore ailleurs, il aura plu sur Bach et son Concerto en fa majeur. Des ronds dans l'eau pour un soupir au cœur... Car si l'art de Goebbels est joyeux à travers la réjouissante fringale d'innovations, il est aussi nostalgique d'un temps où l'homme conservait, intacte, sa capacité d'émotion et d'exploration. Dans une archive sonore, Lévi-Strauss raconte comment, enfant, il partait en expédition, traçant droit devant jusqu'au premier obstacle freinant son évolution. Ou comment, sur le pont avant du trolley, le futur anthropologue regardait, dans la vitre de l'engin, la rue défiler. Expérience du terrain et interprétation en reflet, toute l'ethnologie est déjà contenue dans cet extrait. Et Adalbert Stifter, philosophe allemand qui donne son nom au spectacle, ne dit pas autre chose lorsqu'il raconte comment un arbre pris dans les glaces devient pour le voyageur solitaire une source de frayeur et de mystère... garder un peu d'effroi en soi, c'est peut-être cela que Heiner Goebbels nous invite à faire. Stifters Dinge. Théâtre de Vidy, Lausanne, av. E.-Jaques-Dalcroze 5; jusqu'au 28 septembre (Rens. 021/619 45 45 et http://www.vidy.ch). Spectacle en principe complet, mais liste d'attente chaque soir; 1h 15.

on: Stifters Dinge (Music Theatre)